25.12.09

Rédemption


Que me veulent ces hommes ? Quel est cet endroit ? Le sol est dur, partout des montagnes de pierre aux formes géométriques. Quel est ce monde étrange, peuplé de cacophonies incessantes et puant d’odeurs âcres ? Qui sont ces gens, vêtus de façon curieuse, courant vers des lieux inconnus sans même prendre la peine d’échanger un regard ? Ces femmes outrancières, kyrielles de catins exhibant leurs chairs ? Mon Dieu, j’ai peur. Dieu, sauve-moi !

— Hé ! Nénes, ramène-toi, y a un gonze planqué derrière un conteneur. Vu comme il pue, ça doit faire un moment qu’il traîne dans la rue.
Ernest contourna la poubelle jaune destinée aux déchets papiers et aux cartons et s’approcha de son collègue pour regarder le clodo en question.
— Il est givré ce mec, t’as vu ce qu’il a sur le dos ? Sortir en djellaba par ce froid, il va y rester, c’est sûr. Hé, monsieur, ça va ?
— ……
— Ou il est sourd ou il est étranger, avec sa gueule, va savoir.
Ernest haussa le ton :
— Ça va ? Vous ne pouvez pas rester là. C’est un local à poubelle, dans un immeuble privé. Vous risquez de vous faire embarquer par les flics. Vous comprenez ?
— ……
Que me dit cet homme ? Pourquoi crie-t-il, je ne suis pas sourd ? Quelle langue parle-t-il ?
Ernest se tourna vers son acolyte, cherchant une idée.
— Il va falloir le sortir et contacter quelqu’un.
— On appelle le Samu Social ? proposa son collègue.
Je vois leurs yeux, ils s’interrogent, ce sont des hommes bons. Le plus grand occupe ses journées pour faire vivre sa famille, sa femme et ses trois fils. Le dernier est malade. Il doit rester couché, sa mère à son chevet. Son père a peur, quelle étrange maladie qui le ronge petit à petit. La femme prie pour sa guérison, mais la mort va l’emporter. Son chagrin m’affecte et ses larmes sont les miennes.
— Ha ben voilà qu’il pleure à présent. Oh, mon gars, faut te bouger.
— Dis Nénes, il a peut-être la dalle ? Vise un peu dans’l bahut, y doit me rester un sandwich. On va lui filer. Si ça se trouve, il a pas becqueté depuis des jours.
Ernest tendit le jambon-beurre à l’étranger qui continuait à le dévisager, des larmes coulant sur ses joues marquées de rides et se perdant dans une barbe fournie qui grisonnait en plusieurs endroits. Malgré tout, ce n’était pas un vieillard, ses avant-bras révélaient une musculature puissante, et son corps comme son visage étaient burinés.
Le plus jeune revient avec un étrange objet qu’il me tend. Faut-il y voir un signe de bienvenue ? Dois-je l’accepter ?
— Tiens, c’est pour toi. Mange, miam, miam, l’encouragea le ripeur, mimant l’acte de mastication.
L’homme regarda le sandwich puis celui qui le lui tendait, approcha la main et s’en saisit. Il le caressa, l’ouvrit et le jeta en crachant.
— Du porc, impies ! Comment osez-vous me proposer une telle abjection ?
Les éboueurs reculèrent, effrayés par son cri.
— C’est un barjo ! Nénes, foutons le camp !
D’un commun accord, ils remontèrent dans la benne à ordures et démarrèrent en trombe.

Mon Dieu, sur quelle terre suis-je arrivé ? Un monde profane se nourrissant d’excréments. Est-ce là mon châtiment ? Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?
Malgré l’angoisse qui le tenaillait, il s’aventura dans la ruelle. La vision de monstres d’acier soigneusement alignés en deux rangées lui fit songer aux mâchoires d’un dragon, capables de broyer tout malheureux qui s’aventurerait. Il faillit retourner dans son abri, lorsqu’il aperçut une vieille femme, de l’autre côté de la rue, derrière la barrière d’acier, qui déambulait tranquillement, traînant derrière elle un grand sac sur roulettes. Cette image de la vieillesse le rassura. Il aurait voulu la rejoindre, mais les mâchoires le retenaient. Il leva la main dans sa direction :
— Hé, femme, où sommes-nous ?
La petite vieille sursauta, tournant la tête dans tous les sens pour rechercher l’origine de la voix. Quand elle découvrit l’homme, elle eut un mouvement de recul et fit mine de partir. Bien décidé à la rejoindre, il entreprit de traverser la voie. Un crissement aigu retentit au moment même où il s’engageait.
— Ça va pas non, pauvre con ?
La peur le paralysa. Un engin de métal se tenait à quelques centimètres de lui, à l’intérieur duquel un homme vociférait dans une langue incompréhensible. Il lut la colère sur son visage. Il la reconnut, l’ayant vue des milliers de foi auparavant. Il en avait été la source, il l’avait déchaînée par son geste. Il n’osa bouger, redoutant d’être broyé par le monstre d’acier qui faisait entendre un sourd rugissement.
— Tu comptes rester planté toute la journée, empoté ?
Que lui voulait cet homme ? La rue lui appartenait-elle ? Il restait figé, partagé entre l’envie de rejoindre la vieille femme et la peur d’être happé par cette machine infernale. Un hurlement strident déchira l’air. Instinctivement il s’accroupit, les mains sur les oreilles, redoutant que le monstre près de lui ne lance l’attaque. Telle une gigantesque corne, il faisait résonner sans fin le son aigu de sa rage. Quand le silence revint, il sentit l’inconnu s’approcher.
— Tu vas foutre le camp, oui ? Je bosse, moi. Alors, dégage !
Tout en vociférant, l’homme l’empoigna, le forçant à se relever, avant de le balancer sur le trottoir. Puis il remonta dans le monstre d’acier et disparut à une vitesse foudroyante, laissant derrière lui un petit nuage de fumée noire. La vieille était partie, sans doute apeurée par cet individu agressif ou redoutant aussi son maudit engin. Il se plaqua contre le mur, cherchant son souffle. L’angoisse qui l’étreignait se faisait de plus en plus vive. Quel est ce monde de haine ? Pourquoi les hommes s’agressent-ils ? Quels sont ces monstres qu’ils conduisent ?

L’heure avançait et la rue commençait à grouiller de monde. Adossé à la froide paroi, il contemplait cette foule disparate, étudiant les passants qui l’ignoraient ostensiblement. Quelle société est-ce donc là, qui ne remarque même pas l’étranger ? À quel stade d’inhumanité était-on arrivé pour en oublier les règles élémentaires de l’hospitalité ? Il aurait aimé pouvoir les arrêter, demander son chemin, entrer dans une maison, relater son aventure. Passant derrière les monstres de pierres, un rayon de soleil réchauffa soudain son visage. Il tendit les mains vers le ciel, à la recherche d’un signe.
Une femme trainant derrière elle un jeune enfant déposa une pièce à ses pieds. Il regarda l’obole, puis la femme, sans comprendre la raison de son geste. Serais-je devenu un mendiant ? L’Autre est-il celui auquel on fait la charité ? Il voulut la remercier sans vraiment savoir pourquoi, mais elle avait déjà filé, happée par une foule de plus en plus dense. Il se baissa, ramassa la pièce aux couleurs argent et cuivre. Son contact lui fit mal, les souvenirs remontaient en lui jusqu’à lui donner la nausée. Il revit le grand prêtre comptant un à un les deniers tirés de sa bourse, prix de son forfait. Il secoua la main pour en faire tomber la pièce qui lui brûlait la peau. L’argent, matière maudite, n’avait-il pas été la cause de sa perdition ? Cupidité, envie, jalousie, péchés qui l’avaient accompagné et assailli, dans lesquels il s’était complu et dont il avait payé le prix. Son instinct de survie fut le plus fort. Il y a bien ici quelqu’un pour me comprendre, quelqu’un pour m’aider ? Il ne pouvait rester indéfiniment dans cet endroit, mais l’idée de s’aventurer au-delà de la rue le terrifiait. Sur quel monde étrange ou hostile pouvait-il déboucher ?

Rasant le mur, il progressa lentement jusqu’à l’angle, pour découvrir d’autres rues plus larges encore, encombrées d’une multitude de monstres métalliques bigarrés. Point de chevaux, point de mules. Ce peuple se déplace sans effort, mû par ces machines, dans un vacarme incessant. L’air est vicié, le ciel semblable à du plomb. Pourtant ces êtres circulent sans souci, indifférents à ce qui les entoure, indifférents aux autres, indifférents à eux-mêmes. Pas un sourire, pas une parole échangée, ils courent sans fin dans cet univers de pierre. Il s’engagea sur le boulevard, chaque pas lui apportait son lot de surprise. Il resta un long moment devant l’étalage d’une épicerie, contemplant des plats de nourriture offerts aux appétits de tous. Des femmes entraient et sortaient, portant de lourds sacs faits de matières étranges. Passant à la devanture suivante, il s’efforça de comprendre l’usage des objets présentés. Que pouvait-on faire de ces petits morceaux de verres, reliés par de la corne ou du métal, qu’une main avait agencé du sol au plafond ?
La troisième boutique le fit violemment rougir. Comment pouvait-on exposer des représentations de corps féminins à peine vêtus de quelques minces morceaux de tissus, révélant plus qu’ils ne cachaient les parties intimes ? Il fut tenté de pénétrer dans cette échoppe fustiger cette femme qui incitait à la débauche, mais croisant une toute jeune fille aux yeux lourdement fardés et dont le vêtement laissant largement voir ses cuisses sans que personne ne s’en soucie, il réalisa que sa démarche était vouée à l’échec. Quelle Sodome, peuplée de Messalines, jeunes putains s’offrant aux regards et dans laquelle tous semblent se complaire ! Que reste-t-il du message ? Les hommes sont-ils devenus fous au point de rejeter les principes divins ?

Il se mit à courir au hasard, bousculant sur son passage les piétons, jusqu’à ce qu’il butte contre un appareil métallique près duquel se tenait un groupe d’individus, et se retrouve étalé sur le sol gris. Un garçon se précipita pour relever l’engin.
— Ma mob, ducon ! Visez-moi ce qu’il a fait à ma mob cet enfoiré.
Il avança, menaçant :
— Ça va être ta fête, promit-il en soupesant une barre de fer au creux de sa paume.
Il ne comprenait pas, encore une fois, la violence émanant de ces gens. Son instinct le poussa toutefois à fuir. Prestement, il sauta sur ses pieds et s’élança le plus loin possible, poursuivi par une meute bruyante, armée de chaînes. Il connaissait ce sentiment, la haine du groupe contre un seul. Il l’avait vécu, lui-même désigné à la vindicte de l’assemblée. Mais son crime était alors réel, aujourd’hui il était pourchassé sans en comprendre la raison. Il fut brutalement stoppé dans sa course :
— Hé toi, des embrouilles avec la bande à Kamel ? Tes papiers !
L’individu qui l’interpellait était curieusement vêtu d’un habit bleu foncé dessinant une large carrure et moulant chacune de ses jambes, chaussé de bottes noires et portant sur la tête un couvre-chef qui protégeait son visage du soleil, sur lequel on avait brodé des motifs blancs. Il était accompagné d’un acolyte à l’aspect rigoureusement identique. De part et d’autre de leur ceinture, pendaient un tube de métal foncé et des bracelets d’argent.
— Ho, c’est à toi qu’on parle ! Tes papiers, vite !
Pourquoi m’aboie-t-il dessus ? Que me veut cet homme ?
— Je crois qu’on a décroché le gros lot, indiqua le plus gros des deux. Encore un camé qui traîne complètement défoncé. T’as vu sa tronche ?
— Camé ou pas, il me file ses papelards, sinon on l’embarque.
L’autre revint à la charge.
— Tes papiers, bordel. En quelle langue il faut te le dire ?
Il fit un pas en direction de l’individu planté sur le trottoir, qui n’essaya même pas d’opposer de résistance.
— D’où tu viens ?
— ……
— English ? Deutsch ? yo ablo espanol ? italiano?
— …….
Saisissant son bras, le policier le secoua.
— Fais pas le malin avec moi.
Il se tourna vers son collègue.
— Allez, on l’embarque.
— Pour quel motif ?
— Entre nous, sa gueule me revient pas. Officiellement, non présentation d’identité. On règlera ça au poste.

Il régnait une chaleur infernale dans le commissariat, mais l’homme ne semblait pas incommodé. Assis à l’écart, sur un banc dans la cage, il se contentait d’observer l’activité des fonctionnaires chargés de prendre les dépositions de plaignants occasionnels, les allées-venues des diverses équipes ramenant d’autres clients. On l’avait enfermé avec un SDF et une fille totalement prostrée. Il n’avait pas voulu s’approcher de ces deux êtres, craignant un nouveau geste d’animosité, mais leur détresse intérieure s’infiltrait en lui. Il pouvait ressentir leurs émotions, leur colère qui n’attendait qu’un prétexte pour éclater, leur frustration envers une vie qu’ils n’avaient pas souhaitée.
— Dis-moi, l’homme, pourquoi t’ont-ils conduit ici ?
Le clochard le regarda d’un air hagard, il empestait l’alcool, et bavait légèrement :
— Qu’esquidi ? lança-t-il dans un souffle.
L’étranger se leva et posa sa main sur son épaule. Il le fixa droit dans les yeux, cherchant à découvrir ce qui se cachait derrière cette épave. Le clochard arrêta de baver, lui rendit son regard et sourit.
— Ta vie est faite de déceptions, ils t’ont tous abandonné et tu en es réduit à te détourner de toi-même. Tu te condamnes lentement à un enfer pour échapper à celui que tu vis ici-bas.
Le clochard continuait de sourire et se tourna vers la fille :
— Il est rigolo celui-là. J’entrave que dalle à ce qui raconte, mais il me fait du bien.
Haussant le ton, il ajouta :
— Tu sors d’où, mon gars ? Les poulets t’ont embarqué après un bal masqué ?
L’homme sourit à son tour. Il ne comprenait pas ce langage mais ressentait la gentillesse de son interlocuteur. Dans un coin de la cellule, la fille qui n’avait pas bougé, perdue dans son monde à elle, commença à gémir.
— Elle est en manque, crut bon d’expliquer le clochard. Si ces salauds lui filent pas quelque chose, fit-il en désignant les fonctionnaires occupés à leurs tâches, elle va dérouiller.
Comme pour confirmer ses propos, la fille se mit subitement à hurler, se tordant, les genoux repliés sur la poitrine. La pâleur excessive de son visage et ses traits tirés effrayèrent l’homme qui ne comprenait rien à ce qui se passait. Le tapage finit par attirer un policier, visiblement excédé.
— Ferme ta gueule, la junkie ! Cette fois t’es bonne pour le centre de désintox. Alors boucle la jusqu’à ce qu’on vienne te chercher.
Elle le dévisageait, partagée entre la haine et la souffrance. Son mal prit le dessus et, tendant les bras vers lui, supplia :
— S’il vous plait, une petite dose. Juste pour calmer les crampes d’estomac. Après je serai bien sage, promis.
Le flic la regardait d’un air plein de mépris, il semblait se régaler du spectacle qu’elle lui offrait.
— Tu veux pas aussi que je te fasse moi-même ta piquouse ?
La fille se mit à pleurer, comprenant qu’elle avait perdu d’avance. L’homme sentit sa détresse sans pouvoir l’expliquer. Sa condition même de femme lui inspirait de l’aversion, mais son désespoir l’affectait. Il s’approcha d’elle et lui parla tout bas.
— Calme-toi, ta rage est vaine. Nul ne peut t’entendre. Je ressens ta douleur. Prends ma main, je vais te soulager.
Elle se laissa guider, tel un automate, tendant ses bras couverts d’ecchymoses. Elle avait cessé de geindre et plongeait son regard dans celui de l’homme. Subitement, ses traits se détendirent. Elle se renversa en arrière et s’endormit. L’homme la lâcha et s’effondra sur le banc, visiblement affecté par l’épreuve. Il tremblait de tous ses membres, murmurant des mots sans suite. Le clochard, qui avait observé la scène, le héla :
— Ho, mon gars ! Ça va pas ?
N’obtenant aucune réponse, il interpella l’agent en faction :
— Au secours, y se trouve mal. Faut venir.
L’agent, trainant les pieds, il s’approcha de la cage :
— C’est pas un peu fini ce bordel ?
Au même moment, une horde endiablée fit irruption dans le commissariat. Une dizaine d’individus, vociférant à pleine gorge, tentait d’échapper aux fonctionnaires qui les encadraient. L’un des policiers haussa la voix pour couvrir les hurlements :
— Foutez-moi tous ces cons au placard !
L’agent, quelque peu embarrassé, ne savait quelle attitude adopter. Il se résolut finalement à ouvrir la cellule, intimant aux trois prisonniers de libérer les lieux.
— Vous avez entendu, on a besoin de place. Alors, filez doux, mes gaillards ! Ça va pour cette fois, mais on vous a à l’œil.
Sans trainer, le clochard rassembla ses quelques guenilles et sortit avec une vélocité étonnante pour un homme de son âge. La fille, toujours endormie, ne bougeait pas, tout comme l’homme qui ne comprenait assurément rien à ce retournement de situation. Le gardien les empoigna chacun par un bras, leur fit traverser le commissariat et, ouvrant la porte en grand, les jeta dehors.
— Eh bien, je vous espérais plus, leur fit le clochard, appuyé contre le capot d’une voiture en stationnement. Allez, on se tire le plus loin possible. Toi, fit-il en désignant l’homme, t’es un pote, et les potes, on les laisse pas tomber. Tu m’as l’air dans la mouscaille, mais Dédé va t’aider. Dédé, c’est moi, ajouta-t-il en lui tendant la main.
L’homme regarda la main sans comprendre la signification de ce geste. Il avança la sienne, qui fut broyée dans la paume crasseuse.
— Tu peux emmener la petite. Dans l’état où elle est, elle ferait pas cent mètres. Venez, on file à ma piaule.

Il prit la tête du petit groupe. L’homme soutenait la fille qui marchait avec peine. Ils déambulèrent ainsi pendant un certain temps, passant d’avenues en traversées de parcs, longeant le périphérique pour aboutir à un terrain vague occupé par d’anciens entrepôts. L’homme allait de découverte en découverte, observant cet univers disparate dans lequel il se sentait mal. L’immensité de cette cité lui faisait peur, en même temps qu’elle le fascinait. Depuis plus d’une heure qu’ils marchaient, ils n’avaient pas atteint les remparts de cette métropole. Comment était-il possible de construire des villes si gigantesques, semblables à des fourmilières aériennes, dans lesquelles les hommes évoluaient tels des insectes ? Que restait-il de l’humanité qu’il avait connue ? Y avait-il même une quelconque humanité dans ces lieux policés ?
Dédé s’arrêta brusquement devant un hangar, sortit de sa poche une clef et déverrouilla le cadenas. Tout fier, il annonça au couple :
— Si ces messieurs-dames veulent bien se donner la peine d’entrer.
L’endroit était vaste et froid, malgré le soleil qui pénétrait par de hautes fenêtres sur le toit. L’homme fut d’abord surpris par l’immensité de la pièce. Seul un prince pouvait occuper un tel espace. Mais où étaient les serviteurs ? Fallait-il entrer alors même que les gestes les plus simples de l’hospitalité n’avaient pas été accomplis ? Il posa sa main sur le chambranle de la porte, son contact le fit sursauter. Quel être humain pouvait vivre dans une demeure de métal ? Pour la première fois, il songea avec nostalgie à la maison de briques beiges, dans laquelle il était né et avait grandi. Il revit son père, monté sur le toit, réparant un trou après de fortes pluies. Ces souvenirs lui faisaient mal. Où pouvait-il être maintenant ? Qu’était devenue sa cité ?
Déjà, Dédé le pressait, souriant de toutes les dents qui lui restaient, dont la plupart avaient noirci. Il voyait qu’il était heureux de partager son bien avec un inconnu. Aidé de Dédé, il coucha la fille sur un lit de fortune, qui faisait néanmoins la fierté de son propriétaire. Puis, ils s’installèrent tous les deux sur des caisses de bois. Dédé versa du vin dans deux gobelets plastique et en tendit un à l’homme. Il contempla longuement l’objet, fait d’une matière inconnue de lui, à la fois souple et étanche, dont il avait déjà remarqué l’usage répandu dans cette contrée. Le vin piquait, mais il connaissait déjà l’âpreté de certaines vignes, il but à petites gorgées. C’était la première fois depuis son arrivée qu’il avalait quelque chose, et son estomac se rappela à lui par de fortes brûlures qui le plièrent en deux.
— Tu as faim, mon gars ? demanda Dédé. Bouge pas, je vais te trouver quelque chose à grailler.
Il farfouilla dans une pile de sacs entreposés dans un coin, dénicha une boite de raviolis qu’il fit chauffer sur un camping-gaz. Puis répartit son contenu dans trois assiettes de fortune. L’homme regardait les raviolis sans comprendre, mais l’odeur de la tomate chaude le fit saliver. Il attrapa l’assiette et y plongea les doigts.
— Ho ! On est pas chez les sauvages, cria Dédé, je t’ai filé des couverts. Tiens-toi bien !
L’homme leva le nez de son assiette. Il sentait les reproches adressés par son camarade sans arriver à en déterminer la raison, quand il fut frappé par l’objet que Dédé tenait dans sa main et qui lui servait à porter les aliments à sa bouche. Il l’imita, tentant de piquer un de ces petits carrés de viande avec ce morceau de métal, ce qui eut pour effet de calmer son compagnon. Quel étrange rituel, qui confirmait que les hommes évitaient le plus possible tout contact tactile. Le partage même de la nourriture n’était plus un moment de convivialité autour d’un plat commun dans lequel chacun puisait. Jusqu’à quel point, cette société était-elle devenue individualiste ? Sur son grabat, la fille commençait à s’agiter et émergeait de son sommeil. Dédé s’approcha :
— Allez mange, petite. Faut que tu reprennes des forces, sinon tu vas crever.
Il la força à avaler quelques bouchées, ce qui visiblement lui demandait un effort. Mais tout en mastiquant, elle ne quittait pas des yeux l’inconnu qui suivait l’opération avec attention. L’estomac plein, Dédé s’installa confortablement sur un tas de sacs de jute, puis tira de sa besace un paquet de tabac et du papier cigarette pour s’en rouler une. L’homme épiait chacun de ses gestes, à l’affût de tant de nouveautés. Lorsqu’il le vit souffler la fumée par le nez et la bouche, il resta pétrifié. Quel est ce prodige qui transforme son ami en dragon ? Il ressentit la satisfaction de son compagnon et en conclut que ce rite avait du bon. Dédé entreprit de satisfaire sa curiosité. S’il ne s’intéressait que moyennement à la fille, probablement une fugueuse adepte de la came, l’homme en revanche, l’intriguait.
— Dis-moi, d’où tu viens ?
L’inconnu restait muet, sans comprendre la question. Dédé trempa son doigt sale dans le fond de son verre et dessina grossièrement une maison. Puis, désignant tour à tour le dessin et l’homme, reposa sa question.
— Je viens de Qeriyyot. Je suis fils de Simon. Ma maison est loin d’ici, de ce monde qui m’est inconnu. Où sommes-nous ? demanda-t-il en lui empoignant le bras.
Dédé, surpris par la violence soudaine de son compagnon, sauta sur ses pieds.
— Je comprends rien à ton latin. Mais si tu veux rester chez moi, t’as intérêt à te montrer plus gentil.
De son lit, la fille qui avait repris conscience, prit la parole pour la première fois :
— Il n’est pas d’ici, il n’est pas de chez nous et il est perdu. Il erre sans cesse à la recherche d’une vérité qu’il est seul à détenir. Il a peur. Ici tout l’effraie.
Les deux hommes tournèrent la tête de concert, chacun approuvant ses mots, sans en saisir pleinement le sens. Elle sourit à l’inconnu :
— Tu ne me connaissais pas et pourtant tu m’as aidée. J’avais peur, j’avais mal et tu m’as délivrée. Je veux te remercier à mon tour.
Elle s’approcha et posa un baiser sur ses lèvres. L’homme porta sa main à sa bouche. Depuis combien de temps une femme ne l’avait-elle pas embrassé ? Il avait oublié ce contact qui lui procurait tant de bien, éternel nomade sur une terre hostile où nul ne voulait de lui. Et cette fille le regardait sans se détourner, il lisait au fond d’elle sa reconnaissance. Mais il savait qu’il n’avait pas le droit de jouir de ces plaisirs offerts au commun des mortels. La simple amitié lui était refusée, lui n’avait pas hésité à trahir son maître. Il devait sans fin reprendre sa quête, seul et sans aide, lui, le banni, l’excommunié. Il la repoussa doucement, alors qu’elle refusait de le laisser, voyant en lui un secours providentiel à son propre naufrage. Elle avait saisi sa main, l’emprisonnant dans les siennes. Ses yeux le suppliaient, mais il détourna son regard. L’abandonner était la meilleure chose à faire dans l’intérêt de chacun. Il lui avait apporté un apaisement temporaire, mais ne pouvait rester auprès d’elle pour l’arracher à des tentations qui le dépassaient, la délivrance viendrait d’elle seule. Sa présence était une illusion de bonheur qu’il n’était pas en mesure de prodiguer. Celui par qui le malheur arrive ne peut qu’engendrer le malheur.
Il n’avait plus peur désormais. Ce monde si hostile n’était en fait qu’une réplique des millions de vices et d’inhumanités qu’il avait trop souvent croisés sur sa longue route. Quelle différence entre ces hommes et ces Romains qui l’avaient raillé ? Un autre groupe d’humains qui formait une société égoïste, un de plus rencontré dans son périple millénaire. Les rues changeaient, les vêtements aussi, des armes plus puissantes, des cités plus vastes, mais leurs cœurs restaient identiques, muets aux souffrances d’autrui. Cet arrêt-ci serait donc à l’image des multiples étapes qu’il avait faites, l’angoisse, l’incompréhension mutuelle, le rejet et l’échec. Damné de la terre, condamné à errer sans fin, à la recherche d’un idéal qu’il ignorait.

Il sourit à Dédé qui déjà commençait à dodeliner, avant de piquer du nez sur son sac. Il sourit à la fille qui le regardait encore, un espoir au fond des yeux. Puis il se leva, ouvrit la porte du hangar et commença à marcher. Ses pas le ramenèrent vers le périphérique avec le vacarme assourdissant des monstres d’acier lancés à une vitesse vertigineuse dans une immonde puanteur, il avançait tête baissée, il ne craignait rien. La mort qu’il avait appelée cent fois, lui était interdite, il le savait, il l’avait déjà tentée. Ses remords n’avaient pas suffit à le décharger du fardeau de sa honte. Il avait préféré en finir, pendu à un arbre. Il en gardait la marque, large trainée rosâtre, qu’il cachait le plus souvent. Il y avait cru, mais le Ciel l’avait rejeté et maudit, cette ultime sortie lui était interdite.
Il continua à avancer, toujours, passant de larges artères à des ruelles sombres jusqu’à déboucher sur une place vide d’âmes, occupée par une bâtisse dont certains pans de murs avaient souffert de l’usure du temps. Près des portes ouvertes, un homme à l’image de Dédé, somnolait devant un morceau de papier, la main tendue. Il se dirigea vers lui, reconnaissant la détresse identique à celle qu’il avait déjà rencontrée. Parvenu en haut des marches, il allait se pencher vers le clochard, quand il aperçut l’intérieur du bâtiment, semblable à un temple. Il franchit le seuil et un immense frisson parcourut son corps. Tout aspirait à la paix, il retrouvait le parfum de l’encens. Pouvait-il retrouver Dieu dans ce lieu ? Le Seigneur écouterait-il ses prières, lui qui l’avait condamné ? Il prit place sur un des bancs, leva les mains et commença à prier :
Avvon d'bish-maiya, nith-qaddash shim-mukh
Tih-teh mal-chootukh.
Nih-weh siw-yanukh:
ei-chana d'bish-maiya: ap b'ar-ah.
Haw lan lakh-ma d'soonqu-nan yoo-mana.
O' shwooq lan kho-bein:
ei-chana d'ap kh'nan shwiq-qan l'khaya-ween.
Oo'la te-ellan l'niss-yoona:
il-la pag-gan min beesha,
Mid-til de-di-lukh hai mal- choota
oo khai-la oo tush-bookh-ta
l'alam al-mein. Aa-meen.

Les mots coulaient sans interruption. Action libératoire qui le soulageait d’un fardeau multiséculaire. Une chaleur autrefois éprouvée resurgissait subitement. Sa prière terminée, il leva la tête, observant avec attention le lieu. Au-delà des nombreuses rangées de bancs, une vaste table couverte d’une nappe sur laquelle trônait une coupe. Derrière, une immense croix sur laquelle un sculpteur avait représenté un homme, couronné d’épines, les pieds et les poignets percés de clous. Cette vision lui fit mal, le projetant dans son passé. Combien de fois avait-il vu le long des routes, les cadavres pourrissants d’esclaves en fuite ou d’étrangers condamnés à mort, ayant enduré le long calvaire de la flagellation avant de trépasser lentement sur leurs croix.
En quoi cet homme-là se distinguait-il des autres condamnés ? Était-il possible que l’on rende hommage à cette barbarie ? Fallait-il y voir une adoration pour un culte diabolique ?
Il voulut fuir, tout en se sentant irrésistiblement attiré. Parcourant la travée, il leva les yeux vers les fresques peintes sur les murs. Puis ce fut le choc. Ces images étaient celles de son ami, son frère, dont il ne reconnut pas immédiatement les traits. Quelle rouerie ou quelle naïveté avait poussé le peintre à déformer le visage de son compagnon ? Mais les faits étaient là : tous ceux qu’il avait connus, aimés, avec lesquels il avait partagé son existence, étaient représentés. Il reconnut la douce Myriam, dont il fréquentait la maison. De chaque côté de la nef, d’autres images retraçaient une histoire qu’il n’avait pas connue. Il devina dans cet homme, Pontius, procurateur de Judée, qui avait apporté les portraits de César et ordonné le massacre des Juifs refusant de se soumettre à une telle impiété. Il découvrit le supplice de son ami, crucifié et percé, mort sur la croix. Sa fin signifiait celle de leurs espoirs communs, l’anéantissement d’un monde meilleur annoncé par Yeshoua. Celui-là même que l’on vénérait encore aujourd’hui sur sa croix, dans un temple. Il réalisa que toute sa quête avait été vaine, cherchant un pardon qu’il ne pouvait obtenir. La douleur était trop violente. Il se coucha sur le sol, fermant les yeux. Une voix le tira de sa léthargie :
— Monsieur, monsieur…vous ne pouvez rester couché ici. Il faut vous relever.
Un petit homme, vêtu de noir et portant sur la poitrine une fine croix, s’adressait à lui.
— Laissez-moi, tonna-t-il. Je suis un mort dans un univers de haine, condamné à jamais à un exil sans fin.
Le prêtre sursauta. Était-il possible que cet homme s’exprime dans une langue depuis longtemps disparue ? Rassemblant ses souvenirs de séminaire, il le questionna en grec mêlé de quelques mots d’araméen. Le gisant se calma instantanément. Enfin on le comprenait ! Pour la première fois il était en mesure de communiquer. Il bondit sur ses pieds et saisissant l’homme en noir par les épaules, débita à une allure vertigineuse ce que furent son périple, ses errements, ses espoirs et ses déceptions. Le prêtre le dévisagea, ahuri et totalement incapable de saisir le sens de ses propos, légèrement inquiet devant la fébrilité de son interlocuteur, jetant des regards partout dans l'église. L’homme l’imita, et c’est alors qu’il vit.

Le Maître était à nouveau là : bien vivant, rayonnant comme il l’avait toujours connu. Seuls ses mains et ses pieds gardaient les traces de son supplice. Il souriait, la tête légèrement penchée, les lèvres entrouvertes sur des paroles qu’il était enfin à même de comprendre. Et ils étaient tous présents, à l’entourer : Simon qui avait renié Yeshoua et André, son frère ; Jacques et Jean, fils de Zébédée ; Philippe et Barthélemy ; Thomas et Matthieu, le publicain ; Jacques, fils d’Alphée, Thaddée et Simon le Zélote. Recueillant le message dont il avait été privé. Tout devenait clair, sa quête était achevée.
Ainsi il était revenu ! Son geste n’avait donc pas été vain !
Le prêtre percevant l’illumination dans son regard, chercha des yeux la cause de ce revirement. Quand il se retourna, l’homme avait disparu. À sa place, il ramassa la calasiris sale et usée de laquelle s’échappait un morceau de corde de chanvre formant un nœud coulant.

2.12.09

Le coup de grisou


— J’étouffe, mon Dieu, j’étouffe. Je suis coincé, pris au piège, prisonnier. Les mains et les pieds coincés dans ce boyau, je ne peux plus bouger.




C’était pourtant une belle journée. Tout était calme, je me sentais serein, apaisé. Tout à coup le cataclysme, un indescriptible mouvement qui bouleverse tout l’univers. Le chaos. Tout a tremblé, la secousse a été si forte qu’elle m’a transporté comme un fétu de paille, remué, retourné, je n’ai pu résister au courant, et je me suis laissé emporter. Je n’arrivais plus à contrôler mes gestes, je n’étais désormais plus maître de mon destin.

C’est fini maintenant, le calme est revenu, mais j’ai peur. Peur du silence qui s’est installé. Je n’entends plus rien. Autour de moi tout est noir. Est-ce ça la mort ? Non, mon cœur bat encore.

— Calme-toi, les secours vont arriver.

Seulement ça traine et là on a le temps de penser, de se poser mille questions pour éviter de se poser la bonne : Et s’il n’y avait plus de secours ?

Coincé dans ce passage, je suis seul, livré à moi-même, ignorant tout de l’extérieur, si même il reste un extérieur. Et j’ai peur.

— Et si je ne sortais pas ? Et si par chance quelqu’un me repérait, aurait-il le temps de prévenir les secours ? Ne verrais-je donc jamais la lumière ?

Il faut se calmer, faire le point. Pour l’instant, je suis encore en vie, je peux bouger mes orteils et mes doigts, mais mes mouvements sont limités. Je pourrais faire un signe, donner des coups contre la paroi. Signaler à l’extérieur que je suis là, encore vivant !

Lentement, avec mille précautions, je tente d’élever ma main, recroqueville mes doigts pour frapper le plus fort possible, tremblant de déclencher un écrasement de la cavité. Durant un long moment, à coups répétés et réguliers, je cogne, cogne à m’en faire mal, à m’épuiser, en vain.



Et à nouveau, le cataclysme, les murs qui s’ébranlent, se tordent, se plient, se déforment, je n’ai plus de mots pour exprimer ma terreur, je ne me sens plus, extrait de moi-même dans cette prison sans nom.

Dans mon obscurité, confusément des voix s’élèvent, murmures qui se rapprochent. Ils sont plusieurs, je les distingue, voix d’homme, voix de femme. Epuisé je ne peux bouger, redoutant que le moindre signe ne mette fin à tout espoir d’être découvert. Les voix se rapprochent et avec elles l’espoir grandit. Dans un dernier effort, je tente de m’extraire. À l’extérieur on bouge, on s’agite : ils m’ont repéré ! Le bonheur du naufragé sauvé après des années de solitude ne saurait se comparer au soulagement que j’éprouve en cet instant, qui restera à jamais gravé en moi.

J’aperçois d’abord une faible lueur, qui peu à peu se fait plus vive, des mains se tendent pour m’extraire. Sauvé, je suis sauvé ! La délivrance, l’angoisse, le bonheur, la douleur de ce passage étroit me font hurler. Maintenant j’entends parfaitement la voix de l’homme :



— Félicitations, Madame Grisou, c’est un beau garçon !



30.11.09

Oscar Wilde détective

Je connaissais le Portrait de Dorian Gray, comme beaucoup, mais pas l'auteur. Et en amatrice de polars historiques, me voilà à lire, par hasard, le premier volume de Gyles Brandreth, Oscar Wilde et le meurtre aux chandelles, 10-18.
Acheté du bout des doigts, parce que dans la collection "Grands détectives", mais d'un auteur de moi inconnu, je m'essaye donc à la nouveauté. Et bien, je n'ai pas été déçue. Outre l'intrigue bien ficelée à la Conan Doyle (un des principaux protagonistes du bouquin par ailleurs), l'auteur sait faire partager l'intimité de l'écrivain à la fois sans tomber dans le graveleux mais sans pruderie.
A recommander pour les lecteurs du genre, mais également pour tous ceux qui s'intéressent à la société victorienne et à la mentalité des Britanniques de l'époque.
Car, pour qui a travaillé sur le genre, les allusions à la Britishness fourmillent.
Bonne lecture donc.

29.11.09

Genèse

- Allez !
- Heu...
- Ben, allez, quoi ! Sors de ton trou. Ca va pas te manger.
- Ils vont me voir.
- C'est fait pour ça. Tape !
- Tout le monde va le savoir.
- Justement, c'est le principe !
- Bon.
Et la souris sortit de sa cachette et s'installa devant son clavier...