6.2.10

Le travail, c’est la santé !

Ca y est ! J'ai posé mon stylo, repoussé ma feuille, refermé le classeur qui me résiste tant il est bourré de fiches, de notes, de résumés. Les livres sont rangés sur les étagères qui attendent enfin le coup de chiffon qui les délivrera de cette couveture poussièreuse.
Des mois d'efforts, des mois de lecture à s'user les yeux sur des photocopies dont la qualité laisse parfois à désirer, sur l'écran où le soir les lignes commencent à tanguer.
Combien de ramettes papier A4 80g pour tirer au propre des millions de mots alignés pour ne rien oublier ? Combien de litre d'encre pour surligner les idées force, les auteurs, les exemples ? Combien d'occasions manquées, passant à côté des bons mots, des sourires, des petits riens ?
Ca y est ! C'est fini. Et j'attends...
Je n'ai plus rien à faire. L'angoisse du vide pointe son nez : c'est une depression post-examentum !



Le travail, c’est la santé !



— C’est à cette heure-ci que tu rentres ?

— Quel est le problème ?

— Le problème ? Le problème ? Il est plus de 23h00 ! Tu trouves ça normal de sortir du bureau à près de minuit ?

— Déjà ? Franchement, chérie, j’ai pas vu le temps passer. Mais on a un boulot fou. Et dans la conjoncture actuelle, je ne peux pas me permettre de lever le pied. Et encore, j’ai foncé pour arriver ici le plus tôt possible.

— D’ailleurs, qui me dit que tu étais bien à ton bureau ? Qu’il n’y a pas une autre femme là-dessous ?

— Une autre femme ? Mais tu dérailles ! Avec tout le travail que j’ai, où voudrais-tu que je trouve le temps pour une autre femme ?

— Mais tu ne serais pas le premier qui prétexte une surcharge de travail pour s’amuser un peu en dehors du foyer conjugal.

— Tu es ridicule ! Je bosse près de quatre-vingts heures par semaine, sans compter les trajets et autres déplacements en province.

— Bon, bon, je n’ai rien dit. Allez, viens manger. Car je parie que tu n’as rien avalé, ce soir…

— Si, j’ai grignoté une barre chocolatée.

— Mais ce n’est pas un repas, ca ! Va t’installer dans la cuisine, j’avais fait des cannellonis. Je sais que tu les aimes.

— Tu es une perle.



Il ne prit pas la peine de s’asseoir, piochant directement dans le plat avec sa fourchette. Jocelyne sentit la moutarde lui monter au nez :

— Tu sais le temps que j’ai passé pour préparer ce plat ?

— C’est délicieux !

— Non, mais tu t’es vu ! Manger debout ! On n’est pas dans un snack américain ! Tu vas me faire le plaisir de t’asseoir et de dîner en homme civilisé.

Sans attendre sa réponse, elle lui asséna une vigoureuse poussée sur les épaules l’obligeant à prendre place. D’autorité, elle lui tendit sa serviette, puis lui servit un verre de vin, avant de l’autre côté de la table.

— Tu m’inquiètes. Il faudrait que tu lèves un peu le pied. Tu es toujours sur la brèche. Tu vas finir par t’épuiser à ce rythme-là.

— Qu’est-ce que tu vas chercher ? Je te l’ai déjà dit plusieurs fois : si on veut rester dans la course et se montrer compétitif, il ne faut pas compter ses heures.

— Mais tu n’es même plus en mesure de compter ! Depuis deux ans, tu n’as pas pris trois jours de congés…

— Des congés ! Pourquoi pas une année sabbatique, tant que tu y es ? D’abord, Dieu merci, nous n’avons pas d’enfant, donc pas d’obligation. Et entre ta famille et la mienne, s’il nous reste une vieille tante ou un vague cousin, exilé je-ne-sais-où, c’est le bout du monde. Donc à qui veux-tu rendre visite ?

— Mais enfin ! On n’a pas besoin d’avoir une famille nombreuse pour prendre des vacances ! On pourrait partir tous les deux.

— Et laisser tomber le travail ? Tu es au courant qu’il y a trois millions de chômeurs dehors ? Je te rappelle que tu ne bosses pas, toi. Il faut bien que quelqu’un fasse bouillir la marmite.

— Je pourrais chercher un emploi, histoire de te soulager un peu ?

— Non, non. Tu t’occupes déjà de la maison. Je peux subvenir tout seul à nos besoins. Ne changeons rien.

— Bien, comme tu voudras.

Tout en discutant, il avait englouti les cannellonis et le verre de vin. Sans attendre, il se leva et se dirigea vers son bureau.

— Qu’est-ce que tu vas faire ? demanda Jocelyne.

— Un dernier truc à revoir sur un dossier. J’en ai pas pour longtemps.

— Mais, enfin, il est plus de minuit. Viens te coucher, ça peut attendre demain.

À contrecœur, Philippe monta l’escalier et se dirigea vers la chambre.



Jocelyne s’éveilla. Le petit bruit régulier qu’elle percevait depuis un bon moment avait fini par casser son sommeil. Elle tendit la main vers l’autre côté du lit : vide. Elle enfila son peignoir et descendit silencieusement au rez-de-chaussée. La porte du bureau de Philippe était entrouverte, la pièce éclairée et le tapotis plus fort. Il était assis à son bureau, ses mains couraient fébrilement sur le clavier de son ordinateur. Sur l’écran, des chiffres défilaient en cascade. De temps en temps, il émettait un grognement, comme pour signifier son approbation ou sa déception.

Jocelyne le regarda un moment. La pendulette électronique affichait 3h50. Elle secoua la tête et repartit sans un mot.



Il faisait encore nuit lorsque Philippe enfila son veston. Il s’apprêtait à franchir la porte, son attaché-case à la main, quand Jocelyne le rejoignit.

— Tu pars déjà ? fit-elle tout ensommeillée.

— J’ai plusieurs choses à revoir avant de démarrer.

— Mais il n’est pas encore 6h00, tu as largement le temps.

— À cette heure-ci, ça circule mieux.

Elle ne voulut pas le lâcher :

— Tu n’as presque pas dormi. Je me suis réveillée dans la nuit, tu n’étais plus là.

Il réfléchit avant de répondre sur un ton enjoué :

— Oui ! Quelques crampes d’estomac. Je n’allais pas te déranger pour ça. Je suis descendu boire un peu de lait.

— Des crampes ?

— Trois fois rien. C’est passé. Allez ! Je file.

Avant même qu’elle ait pu rétorquer, il avait passé le pas de la porte. Elle entendit la voiture démarrer, et lentement, retourna se coucher.



Arrivé le premier au bureau, Philippe prit à peine le temps de boire un café au distributeur. Tout en posant son veston sur le dossier de son fauteuil, il feuilleta son agenda et ouvrit son PC. Un message l’attendait pour lui signaler une erreur dans la facturation d’un produit, ce qui l’agaça profondément : il avait passé plus de vingt heures sur ce dossier, en avait réglé les moindres détails. Et voilà qu’une gourde au service financier avait enregistré le bordereau sans même faire attention. Profitant de sa solitude, il se laissa aller à une remarque bien sentie à l’encontre de l’écervelée. Puis, sans perdre une seconde, il se mit au travail pour remédier à cette erreur. Au bout d’une heure, tout était rectifié. Satisfait de sa prestation, Philippe s’accorda un second café, qu’il savoura dans l’ambiance silencieuse du bureau.

7h40 : dans quelques minutes, les premiers employés arriveraient, et s’en serait fini de sa belle tranquillité. Il regagna sa table de travail : le mail quotidien n’était pas encore tombé.

Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire ?

Il farfouilla dans son porte-documents : vide ! Les dossiers étaient à jour.

7h50 : il entendit la porte d’entrée s’ouvrir, des pas dans le couloir. Passant la tête, il reconnut avec une certaine amertume la femme de ménage qui enfilait une blouse rose avant de passer à l’entretien des bureaux. Toujours poli, il la salua de loin, sans engager la conversation : il ne fallait pas la détourner de sa tâche.

Pour la troisième fois de la matinée, il se rassit dans son fauteuil, guignant du coin de l’œil la fenêtre des messages, dans l’espoir de voir tomber un mail qui lui donnerait l’occasion de se mettre à l’ouvrage. Les minutes s’égrenaient et la fenêtre restait muette. Il sentit un pincement au creux de son estomac, signe que l’angoisse pointait le nez.

La délivrance prit la forme de son assistante, Mlle Levendru, qui passait inexorablement le pas de la porte à 8h00 tapantes. Le bruit de ses talons hauts résonna sur les dalles, apportant un réconfort au naufragé du labeur. Son arrivée fut accueillie avec chaleur par Philippe. S’il y avait bien quelqu’un qu’il estimait particulièrement dans cette entreprise, c’était mademoiselle Levendru. Depuis douze ans qu’ils travaillaient ensemble, il ne l’avait jamais vue absente. Modèle de ponctualité, elle ne comptait pas son temps, et restait, sans rechigner, après la fermeture si la situation l’exigeait. Une complicité s’était établie entre eux, au point qu’il se reposait entièrement sur elle, sans avoir à passer des heures à lui expliquer les tenants et aboutissants d’une affaire.

— Bonjour, monsieur Verrières, toujours le premier, comme d’habitude.

— Bonjour, Mlle Levendru. Toujours exacte ?

Cette boutade quotidienne était la seule familiarité qu’ils s’accordaient.

— Quel est le programme ? demanda Philippe.

— Réunion à 10h30, suivie du dossier Laville, puis visite à la compagnie Merton.

— 10h30 ! s’exclama Philippe. Mais qu’est-ce que je vais faire en attendant ?

Habituée à ses petites manies, Mlle Levendu, posa une liasse de feuilles sur la table.

— On a relevé quelques inexactitudes dans les comptes de Perrec. Il est en congés ces jours-ci, et j’ai pensé que…

— Vous avez bien fait, coupa Philippe en se jetant sur le paquet.

Il se réjouissait de l’absence de Perrec, qu’il savait à l’hôpital au chevet de son épouse moribonde. Pas un instant il ne compatit. Il éprouva néanmoins un vague reproche à l’encontre de celui qui privilégiait sa situation personnelle au détriment de la marche de l’entreprise. Mais ce sentiment fugace disparut dès qu’il se plongea dans le travail.



Il fut le premier à pénétrer dans la salle de conférence. Plus que tout, il abhorrait l’inexactitude. Il put, à son aise, choisir sa place autour de la vaste table ovale, avant de relire pour la dixième fois l’ordre du jour fixé sur son mémento. Peu à peu la pièce s’emplissait. Les arrivants, essentiellement de jeunes cadres récemment embauchés, s’installaient tranquillement, une tasse de café à la main, peu soucieux, selon lui, du respect du protocole.

La réunion se déroula sans que l’auditoire soit franchement attentif, ce qui eut pour effet de l’exaspérer. N’y tenant plus, il se pencha vers un groupe proche :

— Pourriez-vous avoir l’obligeance de vous taire, afin que je puisse suivre l’exposé, fit-il nerveusement.

— Ouais, ouais, assura son voisin, avant de se replonger dans sa conversation.

L’insolence du blanc-bec, son indolence et son mépris lui firent l’effet d’une gifle. Il se dressa d’un bond et se mit à hurler :

— Silence !

Une chape de plomb tomba sur l’assistance. Tous les yeux étaient rivés sur lui. Il sentit qu’il devait se justifier :

— Notre collègue tente de nous expliquer les disfonctionnement rencontrés lors de l’établissement du dernier bilan trimestriel. J’ai d’ailleurs relevé quelques incohérences que je vous soumettrai ultérieurement et que je me propose de corriger d’ici demain. Mais trop de bavardages futiles font ici écran et m’empêchent de me concentrer.

Certains baissaient la tête, pris en faute, d’autres couvraient leur bouche pour masquer leur fou-rire devant tant de présomption. Le PDG, quelque peu saisi par son intervention, prit la parole en se raclant la gorge :

— Merci monsieur…heu…Verrières. Oui…brillant exposé…pour lequel il nous faut montrer plus d’attention. Poursuivez, Marrec.



Dimanche

Le bonheur serait qu’il y ait une semaine de sept jours ouvrés. Qu’est-ce que je fais de mes dimanches ? La télé ? Un peu de jardinage ou de bricolage ? Et où ça me mène tout ça ? À rien ! J’ai vraiment l’impression de ne servir à rien, ici. Et Jocelyne toujours en train de râler. Le calvaire !

— Philippe, tu es là ?

— Où veux-tu que je sois ? On s’amuse comme des fous dans cette baraque le dimanche !

— Pourquoi tu es si agressif ? Je ne t’ai rien fait. Et pourquoi restes-tu dans le noir ? Ça va pas ?

— Et pourquoi ci, et pourquoi ça ! Tu vas me foutre la paix à la fin ?

Il saisit sa veste et sortit de la pièce en claquant la porte.



Il roulait au hasard, vite, les yeux rivés sur la route. Mettre de la distance avec la routine familiale et égrener les heures avant le moment de repartir dans son univers. Sans qu’il en ait conscience, il se retrouva devant l’entreprise. Le parking était désert, les fenêtres fermées. Cette vision le rendit encore plus amer. Il se rendit jusqu’à la porte principale, espérant trouver le vigile qui pourrait peut-être lui ouvrir son bureau. Mais ses recherches restèrent infructueuses. À regret, il remonta dans sa voiture et se mit à sangloter, appuyé sur le volant.



Il était près de 23h 00 quand il se gara dans l’allée. Jocelyne, en faction près de la fenêtre, accourut vers lui :

— Où étais-tu ? Je me suis fait un sang d’encre ! J’ai même téléphoné aux hôpitaux.

— J’avais besoin d’air.

— Toute l’après-midi et la soirée ? Philippe, tu as un problème. Tu es tout pâle, tu as maigri. Il faut voir un spécialiste.

— Un problème ? Je n’ai aucun problème. Le seul problème dans ma vie, c’est toi.

— Mais pourquoi deviens-tu méchant ?

Il bondit sur elle lorsqu’une violente déchirure lui traversa la poitrine. Il s’effondra à ses pieds. Jocelyne ne put plus retarder l’échéance. Elle téléphona sans tarder au docteur Rougon, un jeune médecin qui venait de s’installer dans le quartier. Après avoir longuement ausculté Philippe, pris sa tension, écouté son cœur, il hocha la tête plusieurs fois avant de conclure :

— La machine est usée, monsieur Verrières, vous êtes en surmenage. Je vais vous arrêter quelques temps.

— Un arrêt de travail ? Vous plaisantez ? Je préfèrerais encore allez m’embaucher chez un paysan. J’aime le travail, moi !

— Ce n’est pas un conseil, c’est un ordre. Vous êtes en train de vous tuer.

— Allons donc ! C’est une fatigue passagère, beaucoup de boulot ces temps-ci, mais bon… Il faut être soigneux dans son métier. J’aime que la tâche soit bien exécutée. Et s’il faut y revenir, ça ne me dérange pas. J’aime que le client soit satisfait : c’est ça ma conception du métier !


Lundi

Vers 5h00, le réveil sonna. Jocelyne bondit du lit au moment même où Philippe finissait de s’habiller.

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Ben, tu vois ! Je vais bosser.

— Mais tu es fou ! Tu as oublié que tu étais en arrêt ?

— Tu croyais vraiment que j’allais suivre les conseils de ce jeune con ?

—Je t’interdis de sortir, hurla Jocelyne en tentant de lui barrer le passage.

— C’est ce qu’on va voir.

Son ton menaçant, autant que son expression déterminée, la firent reculer. Ce n’était plus l’homme qu’elle avait aimé, mais un inconnu prêt à tout pour satisfaire son besoin.



8h00

C’est Mlle Levendru qui l’a découvert. Assis dans son fauteuil, effondré sur son clavier, la main sur la souris.

Karoshi !

Le verdict est tombé, implacable : mort subite liée à un excès de travail. L’enquête a été rapide et a révélé que la société n’avait jamais imposé un emploi du temps aussi lourd à son cadre, pas plus qu’elle ne l’avait autorisé à prendre à sa charge les dossiers de ses collègues.

Sur sa tombe, Jocelyne a fait graver : Si je n’avance pas, je recule ; si je recule, je meurs.

On dit que, grâce à l’argent de l’assurance-décès, elle coule maintenant des jours heureux dans une station balnéaire renommée, à ne rien faire.